dimanche 28 décembre 2014

Petite chronique BD

Automne, de Jon McNaught

J'ai choisi Automne presque au hasard à la bibliothèque; mais en le prenant, je n'ai pas hésité une seconde: je devais lire ce qui se cachait derrière tant d'humilité graphique.  


Le dessin, en fait sérigraphié, est comme fait de flaques, épuré et simple. Le plus travaillé semble être l'agencement des cases : avec des bandes blanches assez larges, chaque page est équilibrée géométriquement pour que les éléments respirent et puissent vivre à la fois indépendamment dans chaque case, et en tant que partie de cet agencement. Car en effet, ce qui est parfaitement maîtrisé dans cette bande-dessinée, c'est la trame. Raconter le quotidien, des choses insignifiantes voire ne rien raconter, c'est un défi. Ce sont les simples mouvements, les images, les objets de la société occidentale qui prennent vie et permettent de développer le récit. Chaque case fait preuve d'un émerveillement devant la vie quotidienne. Ce quotidien se rejoue devant le lecteur; on peut presque revivre ces moments, tant le lecteur est intégré à ce temps nouveau porté par la structure et l'agencement des cases. Il n'y a quasiment aucune parole: en supprimant la voix narrative, Jon McNaught permet l'impression de découvrir l'histoire, d'y être projeté plutôt que de se la voir raconter. L'important n'est pas l'histoire mais le temps et l'espace. 


Le temps qui passe est rendu case par case, comme un montage alterné. La page finit par ressembler à une pellicule; car le format carré et petit permet la simultanéité des images. En même temps, le mouvement est décomposé, ce qui donne à chaque instant sa beauté propre dans une case à la fois indépendante et comprise dans le mouvement de la lecture, comme l'envol d'oiseaux dans un nuage. 

Jon McNaught essaye de rendre le sentiment des lieux, de l'espace, du temps et du son à la fois; il rend compte d'une atmosphère, d'un sentiment de mélancolie, d'apaisement, de monde clos, "le sentiment d'infini que l'on a souvent lors de longues après-midi". En le lisant, on est dans sa bulle, ouvert sur ce monde dont on se rend compte qu'il est aussi le notre. Car ce qu'il décrit est très moderne, presque trivial: les pubs, les produits, les fils électriques, les routes, les bus. Et pourtant on s'aperçoit que chacune de ces choses renferme, à sa manière, une certaine beauté. 

J'ai lu cette BD dans le bus: était-ce mal choisi ou au contraire l'endroit idéal? Il y a eu une sorte de dédoublement: lorsque le personnage regarde par la fenêtre de son bus, avec comme des raccords regard, j'étais dans une mise en abyme merveilleuse. Le génie de l'art est de mettre en lumière; chez Jon McNaught, la lumière est dirigée et diffuse; sa palette est somptueusement harmonieuse, tout en usant aussi de couleurs tranchantes qui élèvent le dessin à plusieurs dimensions.



Poissons en eaux troubles , de Sasumu Katsumata


Peu après, j'ai lu deux recueils des nouvelles dessinées de Susumu Katsumata, Neige Rouge et Poissons en eaux troubles. Ces mangas, à leur manière, s'attachent aussi à la vie quotidienne, celle des campagnes japonaises.

Là, ce sont les traditions, les mythes des kappas et des tanukis sont les rebondissements de la vie quotidienne des gens du village,  Dans ces nouvelles, comme dans Automne, qu'on soit proche de cette vie ou non, on pénètre dans un monde sans artifice, qui se donne de lui même au lecteur dans sa simplicité et toute sa beauté. Cependant, la poésie de l'oeuvre tient beaucoup du travail de dessin de Katsumata. La représentation des champs, des montagnes, des forêts prend une dimension presque onirique, en pleine page, sans horizon ni limite. Les éléments se confondent parfois, dans un contraste du noir et du blanc travaillé comme une dentelle.




Ce sont les premières nouvelles de Poissons en eaux troubles qui m'ont mise devant la beauté de cette simplicité nue. Elles montrent le quotidien des ouvriers qui travaillent "au plus bas de l'échelle" dans les centrales nucléaires. Au Japon, ils sont itinérants, vont de ville en ville en dormant dans des cités-dortoirs. L'auteur nous communique leur pessimisme qui va avec leur crainte désabusée des radiations. La radioactivité devient de simples mais innombrables points, qui envahissent le corps des travailleurs, ou des pétales de cerisier sur leur peau... La poésie du dessin et de la narration, douce, prise dans la réalité du quotidien, renforce l'impression de banalisation et en même temps la conscience constante du danger. Ces travailleurs savent qu'ils travaillent pour mourir. Même s'ils respectent toutes les consignes de sécurité avec précaution, le danger est constant. Katsumata est là pour le constater, dans une compassion douce-amère.