mardi 26 mai 2015

Notre Petite Soeur, de Hirokazu Kore-Eda

Présenté en Compétition Officielle du Festival de Cannes 2015
Date de sortie en France : 28 octobre 2015


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Trois sœurs se rendent à l'enterrement de leur père, qu'elles n'ont pas vu depuis plus de dix ans. Elles y rencontrent leur demi-sœur de quatorze ans, Suzu. Sachi, l'aînée,  prend la responsabilité de l'accueillir dans la maison familiale, comme elle l'a fait en élevant ses deux sœurs après l'abandon de leur mère. Avec elles, Suzu va se mettre à vivre et à grandir en commençant par être enfin une enfant. La famille qui s'est dénouée lors du départ du père, puis de la mère, se reconstruit pas à pas sur les épaules solides de ces quatre sœurs.


On pourrait dire avec simplicité que Notre Petite Sœur est un film sur le deuil, mais c'est autant un film sur la famille, sur la séparation, sur la maladie, sur la relation difficile aux parents, sur l'acceptation... Les pistes de sens sont multiples et diverses, distillées dans chaque séquence; certaines restent en suspens, certaines posent des questions, d'autres se profilent et se creusent plus profondément. Construit autour de quatre personnages féminins, le sens que poursuivent parallèlement chacune de ces figures est celle de la maturité. Chacune à leur âge, ces femmes se questionnent sur leur rôle dans leurs relations familiales et amoureuses: quelles responsabilités doivent-elles assumer ?


Dans cette histoire de famille, où les circonstances placent les enfants dans des rôles d'adultes, les personnages de la soeur aînée et de la benjamine se dessinent en miroir. La première a pris en charge très jeune ses autres soeurs et les a élevées sans mère ni père à leurs cotés; elle est devenue adulte bien trop tôt et, à près de trente ans, son amant lui dit encore qu'elle est "trop adulte". Elle accepte avec force de "n'avoir pas eu d'enfance"; mais lorsqu'elle reconnaît chez Suzu cette même responsabilité lourde que posent les adultes épuisés sur les épaules d'un enfant, elle refuse de laisser arriver trop vite ce basculement. Tout cela est esquissé dans la séquence des funérailles du père: alors que la belle-mère de Suzu demande à la jeune fille de prononcer le discours d'adieu, Sachi refuse qu'une enfant prenne cette responsabilité. Nous sommes encore au tout début du film, et ce geste peut apparaître au spectateur comme de la jalousie; mais peu à peu, on se rend compte de la subtilité de ce geste de protection. L'aînée a reconnu chez Suzu le poids des responsabilités et veut l'en préserver, car elle sait trop bien ce que c'est que d'être adulte trop tôt.


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Suzu, c'est elle, notre petite soeur, et c'est elle qui passe par les transformations de l'adulte à l'enfant. Malgré son costume d'écolière, au début, elle prend en charge un rôle d'adulte: elle s'occupe de l'enfant de sa belle-mère, qui la considère capable de prononcer le discours d'adieu à son père, et on découvre que c'est elle qui a joué le rôle de garde-malade auprès de son père, avant sa mort. Son rôle d'adulte décline enfin lors de la première séquence de "paysage", lorsqu'elle emmène ses soeurs à l'endroit où elle allait avec son père. Ce moment, c'est leur première véritable rencontre; c'est là qu'elles se situent elles-mêmes dans la même famille, les aînées remerciant Suzu de s'être occupée de leur père à l'hôpital. Ces répliques peuvent sembler convenues, les trois soeurs en plan rapproché répétant "merci" en regardant Suzu au centre du cadre, qui ne répond pas. Pourtant, cette séquence est d'une incroyable justesse. Le jeu de la jeune actrice Suzu Hirose est tout en retenue, mais son regard, à moitié sur l'horizon, à moitié avec ses soeurs, porte en lui toute l'émotion des épreuves qu'a traversées la garde malade et pour lesquelles on lui est désormais, enfin, reconnaissant. Cette reconnaissance est nécessaire pour donner à Suzu sa liberté d'enfant, elle est un soulagement pour elle comme pour ses soeurs, elle est l'évacuation d'un fardeau longtemps supporté.


Après cela, Suzu peut enfin jouir d'une vie insouciante, puisque ce sont ses sœurs qui endossent les principales responsabilités. Elle s'intègre dans une nouvelle école, dans l'équipe de football, se fait de nouveaux amis... Mais en filigrane, son trouble persiste, et une autre séquence de paysage est nécessaire pour dénouer son malaise. Cette fois-ci, c'est Sachi qui emmène Suzu voir un endroit qui lui rappelle leur père, et là encore, la séquence est un soulagement nécessaire. C'est là que Suzu accepte enfin en conscience la colère qu'elle a toujours tue, ce pourquoi elle est partie habiter chez ses soeurs. A travers la colère qu'elle exprime contre sa mère ("Maman est une imbécile!", crie-t-elle), on entrevoit déjà son sentiment de culpabilité, la réprobation morale qui la torture, elle qui est le résultat de cette relation adultère qu'elle réprouve. Ses larmes arrivent enfin, ces larmes que le spectateur a longtemps attendu lorsque Suzu était sous le poids de la responsabilité. Lorsqu'elles font enfin surface, ce sont celles d'une enfant. Elles coulent en toute sobriété, avec une mesure qui nous éloigne de la tragédie et nous rapproche de ce moment de tension et d'union à la fois, puisque dans cette séquence, Suzu s'unit intimement avec sa soeur aînée en même temps qu'elles se séparent chacune de leurs parents. Si cette scène peu paraître niaise ou cliché, elle est pourtant assez forte pour n'être pas simpliste; elle contient toutes les contradictions des enfants qui désapprouvent les actes de leurs parents, mais pourtant les aiment, et l'importance de la séparation pour se laisser aller de l'avant, sans simplifier les enjeux de l'acceptation.


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L'équilibre qui imbibe ces séquences régit toute la mise en scène du film. Chaque image est composée comme la sérénité en action: les plans, très souvent immobiles, ne sont jamais totalement fixes, ils flottent dans un très léger mouvement fluide, comme si le flux de vie, de temps et d'émotion qui traverse les personnages ne suffisait jamais à ébranler cette stabilité. A l'image de cet équilibre, les cadres ne sont jamais surchargés ni trop rapprochés, et baignent dans une lumière douce et voilée. Si l'on n'avait qu'un mot pour définir Notre Petite Soeur, ce serait l'élégance, qui se retrouve aussi dans le scénario, développé en une cadence valsée ; dans le jeu des actrices, extrêmement subtil mais honnête et empathique; dans les relations des personnages, toujours tendues sur un fil, mais qui restent solides. Élégance aussi de la mise en scène de la société japonaise contemporaine, qui est encore traditionnelle par culture, mais qui devient une culture très personnelle, avec des rituels liés davantage à la famille qu'à l'Histoire: les kimonos sont ceux des grand-mères, la liqueur de prune est une tradition familiale... Notre Petite Soeur incarne donc à la fois une émotion si particulière à ses personnages et la grandeur de sentiments universels, le tout avec une élégance distinguée et légère; car le film ne manque pas d'une touche d'humour. Le deuil de l'enfance n'est ni une fatalité ni une renonciation chez Kore-Eda; tout ici est passage et acceptation, à l'image du tunnel de fleur de cerisiers: on le traverse au bon moment, mais bientôt les fleurs commenceront à tomber; jusqu'à la prochaine fois.

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